LE SUICIDE
Peu nombreux sont les philosophes qui se sont sérieusement posé la question de la pertinence du suicide comme position philosophique. Nous pouvons par contre observer un nombre impressionnant d’articles et de livres consacrés à la condamnation du suicide ou cherchant les moyens de combattre ce mal. Plus récemment, certains philosophes se sont attaqués au bien-fondé de l’euthanasie. Sur ce point d’ailleurs, la position des philosophes a fort évolué, parlant d’abord de la possibilité de se tuer après avoir vécu son propre temps de vie pour actuellement réfléchir d’avantage à la nécessité de mettre fin à la souffrance du malade en l’aidant à mourir.
Cioran et Camus abordent tous deux le thème du suicide sans poser de jugement moral. Cioran envisageait l’idée du suicide comme quelque chose de grave, bien plus comme un moteur ou une bouée de sauvetage que comme une fuite. En tout cas un concept dont la rumination lui a permis de vivre pendant longtemps. Camus, pour sa part, se demande dans le Mythe de Sisyphe s’il existe une logique conduisant au suicide et part de ce constat : l’absurdité de la vie (son absence de sens). Il ne fait en effet aucun doute pour lui que le monde est absurde et partant il trouve qu’il n’est rien moins logique que d’envisager le suicide comme une prise de position sérieuse.
Ce qui m’intéresse est d’examiner le suicide sous ces deux aspects, l’idée du suicide comme envisagée par Cioran et l’acte de se donner la mort comme aboutissement d’une réflexion tel que proposé par Camus. Les querelles des moralistes sur la façon la plus appropriée de condamner le suicide ou d’envisager l’euthanasie ne feront donc pas ici partie de la brève réflexion que je me propose d’engager sur le sujet.
Pour aborder la question du suicide en tant qu’issue d’une réflexion logique il paraît nécessaire de commencer par réfléchir aux conditions qui rendent possible une telle prise de position. Nous vivons aujourd’hui dans une société libérale, où l’homme s’appartient en propre. Il n’a de compte à rendre ni à un dieu, ni à un despote. L’homme a quasiment réussi, au prix d’une longue lutte, à s’affranchir totalement. Cependant, cette liberté récemment conquise a un prix : l’homme a acquis sa liberté en sacrifiant ses repères.
C’est à mon sens dans un tel monde que se pose la question du suicide. Car si l’homme jouit d’une vie libre, sans chaîne, qu’il n’a plus rien à faire (cette conclusion est un peu rapide pour Timmermans), il me semble légitime de se demander si cette vie vaut la peine d’être vécue pour elle-même.
La question du suicide, telle qu’envisagée dans ce travail, ne se pose que pour des gens libres c'est-à-dire des gens qui considèrent que leur vie leur appartient. Peu d’esclaves se donnaient la mort et il y a très peu de suicides durant les guerres. Une vie qui ne s’appartient pas dans la liberté ou une vie qui risque d’être ravie ne se détruit pas ; elle semble acquérir dans la contrainte ou dans le risque une plus grande valeur. C’est donc bien si l’on se sent seul détenteur de sa vie que la question du suicide est envisageable.
Si l’on ne se considère pas autonome, notre vie et sa destinée, notre condition actuelle et nos espoirs sont entre les mains d’une plus haute instance ; il est donc normal que ces questions nous dépassent et qu’alors nous fassions reposer le poids de notre vie sur les principes qui nous dirigent. Mais pourquoi l’homme libre, ce gagnant d’une lutte millénaire, lui qui justement peut jouir de la liberté, penserait-il donc à se donner la mort ?
Ce qui le différencie de ses ancêtres, c’est bien son autonomie. L’homme libre n’a rien ni personne sur quoi faire reposer la responsabilité de son existence, aucune réponse toute faite, aucun ami savant et c’est cela justement qui caractérise sa liberté. Cette situation semble loin d’être commode à vivre, l’homme n’a pas l’habitude d’être maître de son destin. Car cette responsabilité implique nécessairement une réflexion quant à sa condition. Il faut construire soi-même sa vie et lui donner un sens. C’est en se mettant à réfléchir à sa situation, à sa place dans l’organisation du monde que l’homme est frappé par l’absurde comme miroir de son impuissante condition. « Penser, c’est saper, c’est se saper. Agir entraîne moins de risques, parce que l’action remplit l’intervalle entre les choses et nous, alors que la réflexion l’élargit dangereusement. »[1] Le caractère rassurant d’une vie de dévotion a définitivement disparu pour faire place à un monde étranger, inhospitalier, auquel l’être humain n’a pas l’impression d’appartenir. Il a alors le sentiment d’avoir perdu le contrôle, contrôle de sa vie, de son destin.
Le suicide apparaît maintenant comme une prise de position raisonnable car, somme toute, comme le dit Camus, se donner la mort « c’est seulement avouer que cela ‘ne vaut pas la peine’. Vivre naturellement, n’est jamais facile. On continue à faire les gestes que l’existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l’habitude. Mourir volontairement suppose qu’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de toute cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance. »[2]. Mais s’il apparaît maintenant qu’il n’y pas de raison de vivre, y en a-t-il une pour se donner la mort ?
Chez Cioran, on observe un renversement du statut du suicide : « Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée du suicide, je me serais tué depuis toujours. »[3] C’est que l’idée du suicide rend un certain pouvoir à l’homme qui évolue dans cet univers absurde. Si la liberté s’accompagne d’une perte de repère, si le caractère absurde de l’agitation qui nous entoure nous écrase, l’idée même du pouvoir que l’on a sur sa vie, sur son destin par le biais du suicide peut calmer le tourbillon de pensées qui risquait de nous emporter. Car l’homme libre est celui qui est le détenteur de son existence et peut donc en user comme bon lui semble. S’il ne trouve pas de raison transcendantale à sa vie, l’homme peut néanmoins se sentir maître de son destin.
Dés lors, l’acte lui-même ne semble plus présenter tant d’intérêt ni surtout d’urgence puisque le pouvoir que l’homme a sur sa vie peut s’exercer à tout moment, c'est-à-dire également demain ou après demain. L’idée du suicide permet donc de calmer le flux de pensée et apparaît comme solution provisoire à la perte de sens provoquée par la suppression des chaînes que l’humanité a si longtemps traînées.
Pour conclure, je retiens deux aspects du suicide fondamentalement différents : l’idée du suicide et le passage à l’acte. D’une part, se donner la mort manifeste « l’acceptation de sa limite »[4], qui est une manière de résoudre l’absurde, au même titre que les religions et autres systèmes qui imposent un sens à la vie au détriment du libre-arbitre. D’autre part, l’idée du suicide représente quelque chose de paradoxalement revitalisant, qui permet de se rassurer, un contrepoint pour l’homme libre qui a décidé de le rester et qui se rappelle par cette idée qu’il l’est puisque à tout moment il choisit en somme de rester en vie.
[1] CIORAN E.M., De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1987, p.22O.
[2] CAMUS A., Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1985, p.20.
[3] CIORAN E.M., Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, 1987, p.74.
[4] CAMUS A., Le mythe de Sisyphe, op. cit. , p.79.