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BA1 2006-2007 travaux d'encyclo
9 février 2007

Kant, Schopenhauer, Nietzsche : la possibilité du bonheur

Le bonheur, notion universelle qui renvoie irrémédiablement à l’indicible et n’a de résonance que dans l’ordre du subjectif, se confond dans une pluralité de concepts et moyens d’accession, une infinité de pérégrinations propre à chacun, par les voies des sens ou de la raison, ou toute expérience intraduisible. Cependant n’aurait-il pas un sens ontologique commun, qui au-delà de tout concept, lui assurerait un état immanent au fond de l’être ? D’une manière générale on s’accorde sur la définition renvoyant le bonheur à un état de bien-être absolu procurant en continu un plaisir maximal et permanent. En outre, caractérisons que cette satisfaction complète pour l’être humain est intrinsèquement liée à une pleine conscience de son état. Il y a donc une différenciation importante qui est faite entre le concept de bonheur et ceux de joie, plaisir, gaieté ou euphorie partielle et passagère accompagnant une conscience apathique en perdition. Mais l’idée de la possibilité d’un tel bonheur ne se leurrerait-elle pas d’une vaine utopie ? Serait-il réellement envisageable au sein de notre monde et quelles seraient alors les conditions qu’un tel état exige pour s’acquérir ?

La possibilité du bonheur, comme les moyens et conditions favorisant son accession, ne peut en aucun cas, pour Kant, être déterminée avec certitude. Il est hors d’atteinte de la raison humaine, qui elle-même nécessite l’apport de la sensibilité, dont les variations de ses projections imaginaires selon l’individu le rend inéluctablement vain et illusoire. En effet, Kant conçoit que « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu'ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d'une série de conséquences en réalité infinie » . Cette idée de bonheur se fourvoie dans les processus de la pensée, assujettis aux limites de la raison et de la sensibilité humaine, qui le rendent automatiquement imparfait ;  et sa recherche, propre à chaque homme, prenant une multitude de formes vers une infinité d’actions et de buts hypothétiques, rend cet idéal inaccessible. Il n’existe aucun moyen, en agissant sur les conditions extérieures, d’annihiler les souffrances humaines pour assurer à un individu un bonheur envisagé. Inscrite dans les limites phénoménales de l’espace et du temps, aucune satisfaction provoquée par l’imagination ou le raisonnement, pas plus d’ailleurs que dans l’affectation des sens, ne pourrait faire état de bonheur de par sa durée ou son intensité. Les seules éventualités des possibles nécessiteraient dès lors une pénétration au cœur même du nouménal inaccessible à l’être humain comme toute connaissance métaphysique d’après Kant.

Schopenhauer, pessimiste modèle, soutient quant à lui l’idée qu’il existe une méthode dans la contemplation pure permettant à l’homme de saisir la réalité de la chose en soi, d’accéder à une connaissance métaphysique. Il conclut, de cette expérience contemplative, ces quelques mots définitifs : « chacun est heureux, quand il est toutes choses ; et malheureux, quand il n'est plus qu'individu » . En effet, le principe impersonnel de la contemplation esthétique désintéressée anéantit chez l’homme les affectations et souffrances qui résultent de l’individuation de sa conscience. L’objet et son sujet observant se révèlent unis, ne formant qu’une seule et même conscience entièrement remplie de cette contemplation passive, et ne laissant ainsi aucune place aux expressions des illusions de la pensée d’exercer leur emprise. L’individu sera alors pleinement heureux en tant que « sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps » , le long d’un exceptionnel instant de répit. Il ne s’agit aucunement ici de cette plénitude durable qu’on attribue à la notion de bonheur. Selon Schopenhauer, nous sommes condamnés, dans le pire des mondes, à être malheureux tout au long de notre vie qui « oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui » , et il n’existe aucune échappatoire définitive possible à cette condition de malheur inexorable qui caractérise l’être humain et l’entièreté du monde pensé comme volonté. Tout ce que l’homme peut se résoudre à intenter en définitive comme unique moyen de supporter, c’est de faire la négation de ce qui en ce monde le fait souffrir, consentir à démissionner face à l’inéluctable horreur de la vie.

Nietzsche au contraire se veut défenseur d’une pensée affirmative comme entrain de puissance à la subsistance humaine. Cette vie qui revêt des caractères atroces, c’est l’homme qui l’évalue sur base de fondements illusoires et c’est en lui qu’il convient dès lors de redresser les erreurs faussement imputées au monde. L’homme doit s’y engloutir tout entier, élargir sa conscience et éprouver la réalité des choses qui l’entourent et la vie dans sa totalité. On peut récapituler comme le fait Didier Raymond par ces mots : « Chez Kant, la conscience peut atteindre une certaine quiétude dans les rêveries de l'imagination ou dans le jeu des facultés ; chez Schopenhauer, on trouve l'âpre satisfaction d'avoir échappé aux pires épreuves de l'existence. Rien de tel chez Nietzsche pour lequel le bonheur n'a de sens que dans la mesure où il refuse tous les idéaux illusoires et toutes les formes de démission. »  Nietzsche nous enseigne que « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté » , l’idéalisme et toute dérive nihiliste par la même occasion. Pour connaître le bonheur vrai, l’homme doit se confronter à la souffrance, combattre et transcender ce qui dans cette vie le détermine et entrave la libre manifestation de son essence. Les valeurs fictives de son passé sur lesquelles il était endormi, et qui proliféraient son malheur, n’ont ainsi plus de répercussion sur l’homme désormais affranchi de son héritage historique. Cessant également d’alourdir son esprit de projets ou contingences futures, l’homme peut vivre pleinement l’instant présent dans l’acceptation totale de tout ce qui est. Sa condition surmontée, l’être humain devenu surhumain, s’est révélé à lui-même, et devient créateur de tout ce sur quoi se porte sa conscience à chaque instant. L’homme ne réagit plus mais agit enfin, et toute la puissance créatrice de son esprit qui demeure léger fait s’estomper les vicissitudes quotidiennes qui ne l’affectent plus et le fait danser au sein d’un monde en perpétuel mouvement où rien ne peut plus altérer sa joie immanente révélée dans son état de plénitude stable désormais atteint.

L’être, libéré de sa souffrance humaine, peut descendre de sa montagne, déserter ses hauteurs solitaires, méditatives ou contemplatives, sans crainte de sombrer dans l’ennui ou de se perdre dans la multiplicité et le non sens des choses qui l’environnent et se confondent dans la continuelle invariabilité de l’intensité parfaite du bonheur vrai. Actif et créateur, il peut, sans s’émouvoir, se mouvoir dans l’allégresse qui se déploie et le submerge dans un ultime instant présent sans cesse renouvelé, au sein d’un monde dans lequel l’espace, le temps et la causalité se sont résorbés, comme l’apparence de son individualité, au coeur même de sa conscience élargie à toute chose et à la vie dans sa totalité jusqu’en son sens originel et principiel. L’objectivation de cet augure au loin se silhouette sous les traits voilés de l’âpre intelligible inintelligibilité de son concept affublé dans l’aspect phénoménal des perceptions factices d’une conscience limitée dans sa situation spatiotemporelle. Et on le sent s’y poindre comme dessein ultime, étant pourtant tout le chemin et tout chemin dans sa multiplicité propre à chaque homme, son aboutissement comme sa genèse, seul point mouvant de migration situé hors de toute étendue et de durée qu’aucune inférence en réalité ne pourra jamais stabiliser dans un concept. Car en finalité, la preuve incommunicable de la possibilité de l’indicible état ne pourra jamais se dévoiler que chez l’homme qui l’expérimente en lui-même.

(1) KANT I., Fondements de la métaphysique des Moeurs, trad. fr. Delbos V, Paris, Delagrave, 1971, p. 132.
(2) SCHOPENHAUER A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, trad. fr. Burdeau A., Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 1098.
(3) SCHOPENHAUER A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, op cit., p. 231.
(4) Ibid., p. 394.
(5) RAYMOND D., « De Kant à Nietzsche : le bonheur des philosophes », Magazine Littéraire, 2000, vol. 389, p. 48.
(6) NIETZSCHE F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. Albert H., Paris, Mercure de France, 1935, pp. 48 ; 63 ; 78 ; 279 ; 280.

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Commentaires
A
Lecture sympa
L
9.5/10
L
Sources premières<br /> <br /> KANT I., Critique de la Faculté de juger, trad. fr. Philonenko A., Paris,<br /> Librairie philosophique J. Vrin, 1993. <br /> <br /> KANT I., Critique de la Raison pure, trad. fr. Tremesaygues A. et Pacaud B.,<br /> Paris, Presses universitaires de France, 2001.<br /> <br /> KANT I., Fondements de la métaphysique des Moeurs, trad. fr. Delbos V., Paris,<br /> Delagrave, 1971.<br /> <br /> KANT I., Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme<br /> science, trad. fr. Gibelin J., Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1963.<br /> <br /> NIETZSCHE F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. Albert H., Paris, Mercure de<br /> France, 1935.<br /> <br /> NIETZSCHE F., Considérations inactuelles, trad. fr. Rusch P., Paris, Gallimard,<br /> 2001.<br /> <br /> NIETZSCHE F., Ecce Homo : Comment on devient ce qu'on est, trad. fr. Albert H.,<br /> Paris, Denoël, 1976. <br /> <br /> NIETZSCHE F., Humain, trop humain : un livre pour esprits libres, trad. fr.<br /> Rovini R., Paris, Gallimard, 1987. <br /> <br /> NIETZSCHE F., Le Gai Savoir, trad. fr. Klossowski P., Paris, Gallimard, 1998. <br /> <br /> SCHOPENHAUER A., Aphorismes sur la sagesse dans la vie, trad. fr. Cantacuzène<br /> J.-A., Paris, Presses universitaires de France, 2004.<br /> <br /> SCHOPENHAUER A., L'art d'être heureux : à travers cinquante règles de vie, trad.<br /> fr. Schlegel J.-L., Paris, Seuil, 2001.<br /> <br /> SCHOPENHAUER A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, trad. fr.<br /> Burdeau A., Paris, Presses universitaires de France, 1966.<br /> <br /> <br /> Sources secondes<br /> <br /> ANDLER C., Nietzsche : sa vie et sa pensée, 3 vol., vol. 2, Paris, Gallimard,<br /> 1979.<br /> <br /> BESNIER J.-M., Histoire de la philosophie moderne et contemporaine : figures et<br /> œuvres, Paris, B. Grasset, 1993.<br /> <br /> BOURGEOIS B., « La philosophie en Allemagne » in Encyclopédie philosophique<br /> universelle, 4 vol., vol. 4, Paris, Presses universitaires de France, 1998, pp.<br /> 278-292. <br /> <br /> CRESSON A., Kant : sa vie, son oeuvre, avec un exposé de sa philosophie, Paris,<br /> Presses universitaires de France, 1949.<br /> <br /> DEKENS O., Comprendre Kant, Paris, A. Colin, 2003.<br /> <br /> DISSELKAMP A., « Georg Simmel, une interprétation critique de la notion<br /> kantienne du bonheur » [en ligne], in Methodos, disponible sur<br /> , consulté le 14.11.2006. <br /> <br /> GOETZ B., « Le ‘dernier homme’ de Nietzsche » [En ligne], in Le Portique,<br /> , consulté le 12.112006.<br /> <br /> HAAR M., Par-delà le nihilisme : nouveaux essais sur Nietzsche, Paris, Presses<br /> universitaires de France, 1998.<br /> <br /> HEBER-SUFFRIN P., Le Zarathoustra de Nietzsche, Paris, Presses universitaires de<br /> France, 1992.<br /> <br /> LALANDE A., « Bonheur » in Vocabulaire technique et critique de la philosophie,<br /> Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 116.<br /> <br /> O'CONNOR D., « Kant's conception of happiness », Journal of happiness, 1982,<br /> vol. 16, pp. 189-205.<br /> <br /> RAYMOND D., « De Kant à Nietzsche : le bonheur des philosophes », Magazine<br /> Littéraire, 2000, vol. 389, pp. 47-48.<br /> <br /> RAYMOND, D., Schopenhauer, Paris, Seuil, 1995. <br /> <br /> ROGUE E., « Le bonheur n'est-il qu'une illusion ? », Ellipses, 1998, pp 79-83.
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