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BA1 2006-2007 travaux d'encyclo
7 janvier 2007

Le grand homme chez Hegel et le surhumain chez Nietzsche

Malherbe

Olivier

PHIL BA1

Le « grand homme » chez Hegel

et le surhumain chez Nietzsche

            Hegel (1770-1831) et Nietzsche (1844-1900) eurent tout deux une influence prépondérante sur l’histoire du XXème siècle. Le premier en tant que maître à penser de Marx (qui le critiquera beaucoup), le père du communisme ; le second en tant qu’il fut repris (et falsifié) par les nazis pour justifier leur politique. Bien que leurs philosophies soient fortement différentes, puisque l’un propose un système idéaliste englobant la totalité du réel et l’autre un système volontariste basé sur l’homme, elles semblent, à première vue, se rapprocher en un point : le grand homme hégélien et le surhumain[1] (der Übermensch) nietzschéen. Il serait donc intéressant de comparer ces deux figures afin d’en dégager similitudes et divergences.

            Le grand homme[2] ne peut être extrait de la conception hégélienne de l’histoire. Hegel voyait l’histoire comme une théodicée, c'est-à-dire un mouvement de l’Esprit du Monde (qu’il identifie à Dieu) vers une plus grande connaissance de soi par un processus dialectique, aboutissant à une synthèse finale où l’Esprit se connaîtrait enfin pleinement. La dialectique d’Hegel s’opère en trois moments : la thèse, où une situation est posée, l’antithèse, qui voit sa contradiction apparaître, et la synthèse, qui voit la réunion de la thèse et de l’antithèse. Cette synthèse étant imparfaite, elle génèrera son antithèse, etc… L’histoire n’est donc que la biographie d’un Esprit en devenir qui s’extériorise dans l’espace et le temps pour se connaître, et tend toujours vers plus de liberté et de rationalité. Pour atteindre ses fins, Dieu n’hésite pas à se servir de la Ruse de la Raison : pour faire avancer l’histoire, il se sert des héros et de leurs passions. En effet, ces héros pensent servir leurs intérêts propres par leurs actes, alors qu’ils ne font que servir les desseins de la Raison. Ils sont « ceux dont les fins particulières renferment le facteur substantiel qui est la volonté du génie universel »[3]. Dans le système hégélien, ils sont les seuls hommes à avoir une importance individuelle, les autres n’étant définis que  par leur appartenance à un peuple. Le grand homme est l’incarnation de l’Esprit de son peuple (Volksgeist) ; il fait prendre conscience au peuple de ses aspirations, ce qui explique que ce dernier le suive et son action permet de transformer un peuple en une nation, puis en un Etat. Selon Hegel, chaque peuple, guidé par ses héros, a connu son apogée et son déclin, puis fut remplacé dans la marche de l’Histoire par un peuple plus libre. Il distingue ainsi le monde oriental, le monde grec, le monde romain et le monde germanique (c'est-à-dire européen). Le grand homme qui a le plus frappé Hegel est, sans conteste, Napoléon I (qui fera d’ailleurs fuir Hegel d’Iéna après la bataille du même nom en 1806). Hegel écrira : « Je vis l’empereur, cette âme du monde, traverser à cheval les rues de la ville. »[4]). Outre ses faits d’armes, Bonaparte a une importance toute particulière en ce qu’il fait la synthèse entre la Terreur et la Révolution

française qui était, pour Hegel, un moment capital de l’histoire, puisque son but était une liberté totale, et qu’elle était intervenue sans nécessiter le concours de la Rusede la Raison.

            Le thème du surhumain est surtout détaillé dans le Ainsi parlait Zarathoustra : après dix ans de solitude, le prophète perse redescend auprès des hommes et leur enseigne sa vérité, celle du surhumain et de la mort de Dieu. Le surhumain n’est pas à comprendre comme une mutation biologique, comme un chaînon ultime de l’évolution, mais peut être défini comme « (…) un dieu épicurien ramené sur terre. Il ne doit pas se soucier des hommes, ni les gouverner : sa seule tâche est la transfiguration de l'existence.»[5] Plus pragmatiquement, le surhumain est un homme qui réalise pleinement son potentiel, vivant ses passions et ses désirs comme il l’entend, puisque « Dieu est mort »[6]. Contrairement à toute forme de courant idéaliste, il accepte le monde phénoménologique comme seule réalité et vit sa vie débarrassé de tout carcan, aussi bien institutionnel (il considère en effet la société actuelle comme dégénérée et l’Etat comme «  le lieu où le lent suicide de tous s’appelle – “ la vie ” »[7]), que moral, puisque le Bien n’est plus une morale contre nature qui protège les faibles et les opprimés, mais ce qui affirme la vie et son dépassement. De plus, le mythe de l’Eternel Retour enlève tout sens ultime à la vie – puisque toutes les situations se répéteront un nombre infini de fois. Dès lors, le seul sens de la vie sur terre est sa pleine réalisation, ce qui explique que le surhumain soit comparé au modèle de vie des épicuriens, bien que nettement plus démesuré que ces derniers qui appliquaient une éthique basée sur la tranquillité de l’âme et une jouissance modérée. Enfin, sa vie se conçoit dans un présent anhistorique (le surhumain se doit à sa volonté et non à son passé) et dans un combat permanant, par opposition au « dernier des hommes », celui de la société actuelle, enchaîné dans un bonheur médiocre et englué dans une pensée engourdie.

            On peut maintenant voir aisément que le grand homme et le surhumain, s’ils ont des points communs dans leur nature propre, en ont très peu en ce qui concerne leur place et signification dans la philosophie de leur penseur. Si, tout comme le surhumain, le grand homme vit par et pour ses passions, il n’a pas de qualité objectives requises : il est l’incarnation d’un peuple et de ses désirs. En revanche, le surhumain possède des qualités qui sont – ou en tout cas que Nietzsche voudrait être - le rapport naturel entre l’homme et le monde. Le héros a donc un caractère politique : c’est le pouvoir qu’il exerce sur ses semblables qui lui procure sa grandeur et il est insécable de l’Etat – si fortement décrié par Nietzsche -, alors que le surhumain n’est tel que par le pouvoir qu’il exerce sur sa propre vie, indépendamment des autres. Le héros s’inscrit plus dans la temporalité, puisque ses actions d’éclats surviennent à un moment précis[8] et qu’une fois son rôle achevé, il n’a plus d’impact en tant qu’individu. Par exemple, une fois à Sainte-Hélène, Napoléon, n’a plus grande importance historique et encore moins personnelle. Au contraire, le surhumain se construit dans un effort et une tension permanents : son combat n’a de cesse que les limites même de sa vie – ou n’en a pas du tout, vu la cyclicité du monde - et ne souffre d’aucun repos. On pourrait presque caricaturer le côté temporel en disant que « grand homme » est un « métier » et « surhumain » un mode de vie. De plus, même au temps de sa gloire, le héros peut être « petit » en privé (rien n’empêchait Napoléon d’agir mesquinement et frivolement entre deux batailles) et il n’a aucune obligation de moyens pour atteindre ses fins : peu importe qu’il réalise sa mission en tyran sanguinaire ou en despote éclairé (Hegel l’avait d’ailleurs remarqué et pensait qu’il ne fallait pas porter de jugements moraux sur ces hommes. De manière générale, l’hégélianisme « justifie » toutes les guerres, tous les massacres par une raison d’être transcendante, dépendante de l’Esprit absolu). Une brute charismatique peut donc devenir un grand homme, mais jamais un surhumain puisque Nietzsche, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne valorise pas la violence brute. Il avait, durant sa vie, cherché quelles figures se rapprocheraient le plus du surhumain et en avait retenu deux : Shakespeare et Goethe. On voit mal l’un comme l’autre se réduire à une simple brute décervelée. Commence ainsi à faire apparaître que le surhumain est une notion bien plus complexe que celle du héros. Cette dernière apparaît comme bien moins contraignante, susceptible de multiples interprétations et en devenir. En effet, si l’histoire tend toujours vers plus de liberté, les héros doivent également « évoluer » dans ce sens. Plus clairement, un homme ne pourra devenir « grand » que s’il suit la marche de l’histoire, alors même que le surhumain est, par définition, hors de l’histoire.

            En conclusion, le grand homme et le surhumain ont ceci de commun qu’ils donnent libre cours à leurs passions mais l’un est défini par son époque et ses concitoyens, alors que le second est défini hors de l’histoire et indifféremment de ses semblables. Enfin, différence primordiale: le grand homme tend son existence vers un but à atteindre alors que le surhumain vit son existence comme ce but à atteindre.

[1] Je préférerai le terme de surhumain à celui de surhomme. En effet ce dernier comporte une connotation de virilité physique propre au français et absente du terme allemand Übermensch.

[2] Egalement appelé « héros ».

[3] Hegel G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. J. Gibelin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1963, p. 35.

[4] Hegel G. W. F., Correspondance I, trad. fr. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1962, p. 114-115.

[5] Roos R., « Nietzsche et Épicure : l'idylle héroïque », in Lectures de Nietzsche, Balaudé J.-F., et. al. (éds.),  Paris, Le livre de poche, 2000, p. 348.

[6] Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. G.-A. Goldschmidt, Paris, Le livre de poche, 1972, p. 7.

[7] Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. G.-A. Goldschmidt, Paris, Le livre de poche, 1972, p. 65.

[8] Hegel écrira d’ailleurs que « c’étaient des gens […] qui savaient […] ce dont le moment était venu » (Hegel G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. J. Gibelin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1963, p. 35).


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Commentaires
L
4.0/5 pour le fond<br /> 4.5/5 pour la forme<br /> ------<br /> 8.5/10
L
Indications bibliographiques<br /> <br /> a) sources premières<br /> <br /> HEGEL G.W. F., Correspondance I, trad. fr. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1962.<br /> <br /> HEGEL G. W. F., La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. fr. K. Papaioannou, Paris, Plon, 1965.<br /> <br /> HEGEL G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. J. Gibelin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1963.<br /> <br /> HEGEL G. W. F., Philosophie de l’Esprit, trad. fr. B. Bourgeois, in Encyclopédie des sciences philosophiques, 3 vol., vol. 3, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1988.<br /> <br /> NIETZSCHE F., Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. G.-A. Goldschmidt, Paris, Le livre de poche, 1972. <br /> <br /> b) sources secondes<br /> <br /> <br /> BALAUDÉ J.-F., WOTLING P., et al. (éds.), Lectures de Nietzsche, Paris, Le livre de poche, 2000.<br /> <br /> BARONI C., Nietzsche éducateur. De l’homme au surhomme, Paris, Buchet-Chastel, 1961.<br /> <br /> BOUTON C., Le procès de l’histoire. Fondement et postérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris, J. Vrin, 2004.<br /> <br /> BRUAIRE C., « Hegel » in Encyclopaedia universalis, 23 vol., vol. 11, Paris, Encyclopaedia universalis éditeur, 2002, p. 148-153.<br /> <br /> CAMUS A., L’homme révolté, Paris, Gallimard, 2005.<br /> <br /> CHÂTELET F., Hegel, Paris, Seuil, 1994.<br /> <br /> D’HONDT J., Hegel, philosophie de l’histoire vivante, Paris, PUF, 2000.<br /> <br /> DOISY M., Nietzsche, homme et surhomme, Bruxelles, La Boétie, 1946.<br /> <br /> DUFOUR E., « Itinéraire initiatique et éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra », L’enseignement philosophique, vol. 51, p. 1-16.<br /> <br /> FLEISCHMANN E ., La philosophie politique de Hegel, Paris, Gallimard, 1992.<br /> <br /> GAARDER J., Le monde de Sophie, Paris, Seuil, 1995.<br /> GERARD A., « Le grand homme et la conception de l’histoire au XIX siècle », Romantisme, 1998, vol. 100, p. 31-48.<br /> <br /> GODIN C., La Philosophie pour les nuls, Paris, First, 2006.<br /> <br /> GRANIER J., « Nietzsche » in Encyclopaedia universalis, 23 vol., vol. 16, Paris, Encyclopaedia universalis éditeur, 2002, p. 196-202.<br /> <br /> LÖWITH K., De Hegel à Nietzsche, trad. fr. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 1981.<br /> <br /> MARQUET J.-F., « L’individu chez Nietzsche : décadence et récapitulation », Bulletin de la société française de philosophie, 2001, vol. 95, p. 1-30.<br /> <br /> VAYSSE J.-M., Hegel. Temps et histoire, Paris, PUF, 1998.
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