L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1)
de Walter Benjamin.
Walter benjamin (2) , penseur allemand d’origine juive et à tendance marxiste, fut un témoin d'une époque en plein chaos, dont les écrits en sont l'expression. A partir de sa conception du langage comme faculté de nommer et expression absolue- communication non pas aux hommes, sinon à Dieu- Benjamin tente d’élaborer une théorie de l’art. Il est en effet du principe de l’art d’avoir toujours été reproductible. Les techniques de reproduction de l’art, loin d’avoir été limitées à un outil didactique, telles qu’elles le furent dans un premier temps, ont permis de faire entrer leurs produits sur le marché, non seulement en masse, mais également sous des formes chaque jour nouvelles. Il en suit que vers 1900, les techniques de reproduction ont atteint un niveau tel qu’elles deviennent applicables à n’importe quelle forme d’art, mais en outre une nouvelle forme d’art en tant que telle. Qu’en est il dès lors du statut essentiel d’une œuvre d’art ?
Peu importe la qualité de la reproduction, ce qui lui manquera toujours est son hic et nunc (3), l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve, ayant subi ou non le travail de l’histoire.
Ce facteur est ce qui constitue toute l’authenticité d’une oeuvre d’art, ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, allant de son existence matérielle à son pouvoir de témoignage historique. Ces caractères se retrouvent dans la notion d’aura, la rendant de ce fait non reproductible. « L’aura, est cette trame singulière d’espace et de temps, l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. »(4) L’unicité de l’art est donc son intégration à la tradition (5) et trouve sa première forme dans le culte de par ce qu’il rend abordable ce qui est essentiellement lointain et physiquement inapprochable .Or, rapprocher les choses de soi est aujourd’hui un penchant tout aussi passionné que le phénomène qui en découle, la réduction de l’unicité de chaque situation en la soumettant à la reproduction. Le besoin de posséder un objet, et par la même, de le déposséder de son unicité en le reproduisant, s’affirme chaque jour avec plus d’intensité et donne à l’homme un degré de maitrise sur les œuvres d'art sans lequel il ne saurait qu’en faire. Les grandes œuvres ne sont de fait plus individuelles mais sont devenues des compositions collectives si puissantes qu’on ne peut les assimiler qu’à condition de les réduire. Ce facteur social devient le premier responsable de la perte actuelle de l’aura. Le désir de standardisation trouve son origine dans ce que Walter Benjamin nomme le rêve collectif, cette pseudo allégorie du présent mêlée au fantasme d’un avenir toujours meilleur, qui est l’infrastructure sociale par excellence.
Avec la sécularisation de l’art, l’authenticité d’une œuvre ne renverra plus qu’à sa simple garantie d’origine, remplaçant toute existence potentielle de valeur cultuelle. Progressivement, cette émancipation donnera à l’œuvre d’art un nouveau statut, celui d’être la reproduction d’une œuvre ayant été conçue pour être reproductible. Cette pratique fait dévier les fondements
(1) BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. fr. Maurice de Gandillac, Paris, Editions Allia, 2003.
(2) Walter Benjamin vécut de 1892 à 1940 principalement en Allemagne.
(3) Mise en italique par Walter Benjamin dans, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, opus cité, p.13.
(4) BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, opus cité, p. 22.
(5) Remarquons toutefois que ce n’est pas l’idée de culte au sens de tradition qui est repris ici, considérée comme discontinue par Benjamin, mais bien au sens exclusivement religieux du terme.
de l’art en leur assignant un caractère quantitatif, remplaçant la recherche qualitative qui avait orienté l’art jusque là. La fonction artistique d’une œuvre est dès lors rendue accessoire. Si, de ce fait, l'authenticité- qu’elle soit cultuelle ou d’origine- n’a plus lieu d’être dans l’art, c’est l’aspect politique qui occupera un rôle principal. Par la reproduction, en effet, tout medium technique contribuera à analyser et mesurer l’adhésion collective immédiate au rêve social. Chaque medium rendra compte d’un moyen de communication greffé sur la rumeur - qui est le langage de vérité de la rêverie collective- étant elle-même son propre médium et constituant son propre message. Le message que contient une oeuvre d’art se voit renversé dans son entièreté : la transcendance est substituée par un micro pour appeler les foules à réagir pour ou contre un phénomène de société. L’image fantasmagorique à laquelle on se soumet par la contemplation devient alors didactique du fait de la prise de position qu’elle renferme. Ce phénomène est nécessaire pour alimenter la temporalité creuse qui régit l’histoire selon Benjamin, et qui est l’éternel retour, en vue de lui donner une forme de destin fantastique dans laquelle la responsabilité humaine est dite primordiale (6).
Selon Walter Benjamin, « c’est l’art qui rend perceptible une époque. La réalité historico économique reste inintelligible sans la culture grâce à laquelle cette réalité accède à sa signification » (7). Si l’on peut en conclure qu’il n’y a donc pas d’histoire autonome de la culture, l’analyse d’une œuvre d’art ne peut être sortie de son contexte. La perception d’une œuvre d’art connaîtra de fait aussi son évolution. Celle-ci s’opère à partir d’un d’écran qui est, de façon figurée, ce à travers quoi l’œuvre est perçue. L’écran est particulier à chaque type d’art et cela selon son contexte historique et social. En effet, si l’œuvre d’art possédait jadis avant tout une fonction cultuelle, c’était son existence qui primait sur le fait qu’elle soit vue, son affirmation en tant que telle, à l'inverse de son statut actuel qui vise un appel à une réaction venant du spectateur. A mesure que les différentes formes d’art s’émancipent de leur fonction rituelle, c’est la valeur d’exposition d’une œuvre qui deviendra sa fonction première. L’écran, répondant à la même évolution, prend une fonction toute neuve introduisant pour la première fois au spectateur la notion d’évènement, ou autrement dit, ce qui est perçu par le sujet au niveau émotionnel et lui permet d’asseoir un jugement propre.
Le point culminant de cette évolution ou révolution s’avèrerait être celui où l’aura renaitrait d’un culte de masses servant une cause politique tout en étant reconnu et acquis par sa valeur d’exposition. Ce sommet serait caractérisé par la mobilisation générale de tous les moyens techniques de l’époque, aussi bien de production que de reproduction, pour rendre compte de cette véritable mystification. Les étapes de toute une évolution s’entrechoqueraient dans une rumeur effervescente et incontrôlable de glorification et d’esthétisation du présent. Ce sommet-là, si facilement atteignable mais aveuglant, si explosif et tout puissant, cette incontournable, intemporelle et effarante création de l’homme, cette œuvre-là, c’est la guerre (8). Se pose alors la question de savoir jusqu’où l’opinion mènera cette révolution artistique, jusqu’où les critères qui font d’un objet de l’art seront portés.
(6) Aspect qui rend la rêverie proche du positivisme.
(7) BENJAMIN Walter, Peinture et photographie, trad. Fr. Marc de Launay, Paris, Arts et esthétiques, 1936, p.80.
(8) Idée reprise et développée dans la conclusion de , L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, opus cité, relativement au fascisme.